Chronique par Hervé LAVENIR (Le
Figaro)
Jadis, j'écoutais mon père et
mon
grand-père me parler de cette partie de notre famille qui nous
faisait
cousiner avec Buffon - que je me figurais, avec ses manchettes et en
tenue
de cour, vivant au milieu d'un parc peuplé de serpents,
d'ânes,
d'éléphants, d'outardes, et de gnous -, avec l'Eminence
Grise,
le père Joseph Leclerc du Tremblay - la barbe au menton,
pointue,
et une corde autour de sa robe de bure -, avec, enfin, le
général
Leclerc, l'infortuné mari de la belle Pauline Bonaparte.
Le père Joseph m'intriguait et
m'attirait
- son pouvoir secret, et sa mort, surtout, qu'il retardait, dans
l'attente
de l'annoce, faite finalement par Richelieu, de la chute de Brisach -
«
Père Joseph, criait le cardinal, réveillez-vous, Brisach
est
prise! ». Mais mes préférences allaient à
Pauline,
que j'imaginais très belle et frivole, et aussi, un peu par
raccroc,
il faut le dire, au général son mari, que je me
représentais, mourant lui aussi, tout fiévreux, dans une
grande île montagneuse,
tropicale et lointaine.
Et puis, il y avait Toussaint-Louverture,
son
noir adversaire, dont nous ne savions pas grand chose, sinon que son
apparition
s'était faite dans la révolte d'une de nos plus belles
colonies
- dames des Tropiques, robes blanches, esclaves noirs, beaux vaisseaux,
ciel
bleu, palmiers et cocotiers.
Dans un recoin de la maison, une gravure
très
sombre, à l'eau-forte, représentait le fort de Joux, dans
le
Haut-Doubs, perché comme le fort Bastiani, au pic de monts
escarpés,
dominant d'effrayants ravins: c'est là que Toussaint-Louverture
était
venu en vaincu, prisonnier, finir, dans le froid de nos hivers comtois,
des jours commencés sous les alizés.
Je suis passé par le fort de Joux,
voici
deux étés - sans y retrouver ma hautaine forteresse: le
tourisme
galvaudait tout - et j'en parlais, quelques mois plus tard, à
Port-au-Prince,
à l'un des ministres du président Duvallier, en faisant
allusion
à notre parenté lointaine avec le général
Leclerc, commandant le corps expéditionnaire envoyé
là par Bonaparte.
« Vous êtes un cousin de Leclerc, me dit le ministre haïtien, alors, mon cher ami, vous êtes de notre famille! » Eh oui! nous nous sommes battus
là-bas,
les Français, pour rester, avant de partir, nous les
oppresseurs,
les colons - comme on dit aujourd'hui, bien qu'on le dise moins qu'hier
maintenant,
dans le tiers monde, à l'expérience de ce qui a suivi nos
départs
- mais les ans et même les siècles passant, ce que nous
avons laissé derrière nous et les temps de notre
présence
n'apparaissent plus guère sous un jour funeste à ceux que
nous
avons quittés: ils font partie, eux aussi, à la
façon
qui est la leur, de la famille des peuples françcais.
Aujourd'hui, Toussaint-Louverture a
quitté
le fort de Joux. Il a regagné son île, où son corps
vient
d'être rapatrié. On y parle toujours le français,
à
la française et à l'haïtienne. On sait encore y
sourire.
C'est l'une des plus pauvres et des plus belles îles du monde.
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François Le CLERC de TREMBLAY (1577-1638), dit "le Père Joseph" ou "l'Eminence Grise", Georges Louis LECLERC, comte de BUFFON (1707-1788), et le général Victor Emmanuel LECLERC (1772-1802), époux de Pauline BONAPARTE, descendent tout comme moi de Simon LECLERC, seigneur du Bois-Saint-Pierre et Madeleine BONAMOUR. |